
Et la terre se transmet comme la langue
Mahmoud Darwich / Olivier Derousseau / Stéphanie Béghain
Dans le monde arabe, on ne lisait pas Mahmoud Darwich : on venait l’entendre. Depuis 2011, Stéphanie Béghain et Olivier Derousseau, lectrice et lecteur de Darwich, donnent voix au lyrisme épique de celui qui se disait « heureux qu’en arabe on désigne par un même mot, bayt, aussi bien la maison que le vers en poésie ». Dans un dispositif d’une ampleur exceptionnelle, le duo déploie sur les scènes et dans les espaces du théâtre ce poème vaste comme un paysage.
Depuis une dizaine d'années, Olivier Derousseau et Stéphanie Béghain mettent en scène le poème Et la terre se transmet comme la langue dans différents lieux. Comme point de départ dans leur recherche scénographique, ils s'inspirent de l'architecture existante pour faire corps avec les espaces qui s'offrent à eux. Au théâtre de Gennevilliers, j'ai éclairé un espace en chantier, entre construction et déconstruction. En m'appuyant sur les verticalités présentes au plateau, j'ai créé une lumière architecturale, dans le souci de dévoiler l'espace scénique dans sa globalité. La profondeur des deux plateaux m'a permis d'expérimenter la mise en lumière sur différents plans comme jamais auparavant. Nous avions le champ pour faire raisonner ce poème de Mahmoud Darwich avec l'actualité.
Conception Stéphanie Béghain et Olivier Derousseau
Interprétation Stéphanie Béghain
Scénographie Olivier Derousseau et Éric Hennaut
Lumière Juliette Besançon
Son Thibaud Van Audenhove
Costumes Jeanne Gomas, Élise Vallois
Régie plateau Théo Geoffroy, Nino Hennaut, Jürg Härig, Clémence Roudil
Technique lumière Lison Foulou, Kolya Larmarange, Jessie Piedfort, Julien Rauche, Corto Tremorin
Lecteurs du groupe d'Entraide Mutuelle "Le Rebond"
Patrick Amie Manga, Nacera Benattou, Zdenko Boban, Damien Chabanet, Christophe Dupont, Asker Kucam, Nadine Lorentz Schmid, Clarisse Monsaingeon, Rachida Moussaoui, Khadija Seddat, Patricia Sénéchal
Production Théâtre de Gennevilliers, CDN
Photo de couverture © Pierre Grosbois
Émission de radio De vive(s) voix
"Et la terre se transmet comme la langue, variations autour de Mahmoud Darwich"
présentée par Pascal Paradou sur RFI (13/09/2021)
"La maison est plus belle que le chemin de la maison. En dépit de la trahison des fleurs" © Juliette Besançon
Si on métabolise la question, par rapport à l'ambition de vouloir faire entendre ce poème depuis une scène de théâtre, elle devient : qu'est-ce qu'on fait avec les absents qui sont présents ? Quelle est leur modalité de représentation ? Ou plutôt : quelle est leur possibilité d'apparaître ? On pourrait d’abord dire : il y a la politique et il y a le poème. Ça c’est un peu le soubassement général, le problème si l’on veut, qui dépasse largement la question de la scène ou du plateau. Mais si l’on commence par la dimension scénographique, lorsqu’on entre dans la grande salle du théâtre de Gennevilliers, deux gradins se regardent et se font face, séparés par à peu près trente cinq mètres – puisque nous avons demandé que le rideau de fer séparant habituellement le plateau en deux, soit levé. Et donc ce qu’on voit d’abord, ce sont des places vides. D’emblée, il y a quelque chose d’assez littéral qui apparaît. Pour l’instant, l’idée est d’ouvrir un espace au bout duquel il y aura des sièges vides, en faisant le pari que le lieu de l’Histoire est peut-être aussi là. Sur des places qui existent, mais qui restent vacantes. Et ce n’est pas comme on dit un "bifrontal". Non, c’est juste qu’il y a des places vides et plus nombreuses que celles où le public pourra s’asseoir. Il est également question de laisser les portes ouvertes, pour "naturaliser" en quelque sorte la lumière, puisqu’on est dans une boîte noire. Pour faire entrer le dehors. Voilà le genre d’hypothèses qu’on formule pour le moment. C’est ce que disait Marc Pérennès pour augurer tout cela : s’il n’y a pas de travail fait sur le lieu, on ne peut pas faire entendre le poème. C’est l’ensemble du lieu qui doit résonner. Par ailleurs, l’autre chose vraiment importante, c’est que la question palestinienne soit au cœur du théâtre et pas encore une fois dans un lieu annexe ou périphérique.
Olivier Derousseau, propos recueillis par Pierre-Vincent Cresceri.
"Leur chant, pierre qui racle le soleil" © Juliette Besançon
"Ils sont rentrés à l'orée de leur crépuscule" © Juliette Besançon
Ce poème a été écrit alors qu'il vit en exil à Paris en 1989. Il appartient à une série de textes écrits au plus loin du foyer existentiel et politique, dans une ville et un pays dont la langue lui est étrangère. Cet exil parisien dure près d’une dizaine d’années et correspond pour lui à un moment de refondation poétique ainsi qu’à une prise de distance vis-à-vis du militantisme politique. Il le dit lui-même : il n’est plus ou ne veut plus être un poète palestinien, mais un poète de Palestine. Et le disant publiquement, il s’autorise peut-être à ne plus être ce "poète de la cause" auquel il a été (et s’est lui-même) identifié, ainsi qu’à écrire une poésie plus "universelle". Ce qui est sûr, c’est que sa vision de la question palestinienne s’élargit à des pans immenses de l’Histoire. Le poème Et la terre... commence par « ils sont rentrés » et se termine par « et rêvaient qu’ils rentraient » : entre ces deux phrases, il reconsidère toute l’histoire de la région, raconte le passage incessant des guerres, des invasions et des peuples sur ce territoire. À partir de cette vision, où certains vers remontent à des éléments d’épopée datant de 2000 ans avant Jésus-Christ, il réévalue les questions de l’exil et du retour. Le retour y apparaît comme quelque chose que le poème est obligé de rêver et d’écrire. Comme si Darwich savait intimement que le retour – dans la Palestine de 48, celle de son enfance et d’avant l’expulsion – était pour lui impossible. Il écrit : « Ils sont rentrés et pas moi ». Et aussi : « Nous rentrons et ne rentrons pas / Et marchons en nous-mêmes ». Comme s’il comprenait déjà que cela allait également être très difficile pour les Palestiniens. Néanmoins en 89, ce qui semble encore possible, c'est de donner une carte aux Palestiniens et c'est ça qu'il fait dans le poème : proposer une carte de la Palestine pour s'en ressaisir.
Olivier Derousseau, propos recueillis par Pierre-Vincent Cresceri.
"Aucun mal n'a atteint la flore, aucun, lorsque la nostalgie lui donna corps"
© Juliette Besançon
"Emmène-moi vers une lune et je saurai ce qui demeure de mon échappée"
© Pierre Grosbois
Darwich a souvent répété avec fierté qu’en langue arabe, c’est le même mot - bayt - qui sert à désigner le vers en poésie et la maison. Or que fait-il dans Et la terre… ? Rassembler une mosaïque qui probablement raconte ce qu’habiter veut dire : un pays – une image – un vers de poésie. Le terme "pays" ici ne recouvre pas une idée nationale mais un champ ouvert et peuplé, une "question" qui résonne aussi au-delà de la situation présente en Palestine.
Sur la question de la résonance avec ici, ou avec notre actualité, ce dont je me souviens c’est de l’étonnement ressenti au moment de la découverte de ce texte. C’est pour moi la première fois, qu’un poète - et de la part de quelqu’un et d’un peuple qui sont au bord de l’écrasement et qui n’ont cessé de lutter contre cet écrasement – dit, nomme quelque chose de la conversation nécessaire qu’il aurait avec l’ennemi. Deux passages en prose écrits dans la dernière partie du poème commence par « aux ennemis nous enseignerons... ». Cette considération précieuse rend possible l'idée d'un retour.
Stéphanie Béghain et Olivier Derousseau, propos recueillis par Pierre-Vincent Cresceri.